ROCK BELGE / ALBUM SOUVENIRS
DENNY_VINSON_STROFF
Interview Jean Jième

De gauche à droite : Raoul Renot, à la basse, Philippe Ceuppens, à la rythmique et au
chant, Stroff, Roland Meschain, guitare solo, Marcel à la batterie. "Orchestres et
Teenagers - Grande Fête de la Bière aux Brasseries Vandenheuvel - 1964.
Début des années 60, les premiers chanteurs et orchestres de rock and roll font vibrer la capitale dans des lieux tels que le Brasseur, le Club des Aigles ou encore le Golf du Loup. Parmi ces pionniers, Denis Vinson (Stroff) se fait remarquer par son timbre de voix à la Gene Vincent et son jeu de scène sauvage. Très vite son talent s’exporte et on le retrouve dans des clubs rock en Allemagne ou à Paris au Golf Drouot. Il assurera aussi, parmi d'autres la première partie des Kinks à leur venue à Bruxelles, c'était en 1966. Quelques années plus tard il obtiendra un succès discographique avec Wild Cat Daddy. Par la suite en dehors de quelques rares concerts, il se consacre principalement à ses passions : la sculpture, le dessin et la peinture. Il expose régulièrement, et ses œuvres se retrouvent dans quelques belles collections. Il chante encore à l’occasion. Ce sera notamment le cas le 5 février prochain avec les Blue Shadows à Bruxelles.
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Jean Jième : Tu t'appelles Freddy Denis et dès 1962, tu chantes déjà sous le pseudonyme de Denny Vinson. Plus tard, on te retrouve sous le surnom de Stroff, que tu garderas jusqu’à aujourd’hui.
Stroff : Vinson est la consonance de (Gene) Vincent. Puis j’ai anglicisé mon nom de famille Denis et j’en ai fait Denny. Quant à Stroff, ça part d’un gag. Lors d’une répétition, à la fin d’un morceau, j’aurais crié : "Mais il manque une strophe !" Depuis, les musiciens m’ont affublé de ce nom, qui du jour au lendemain m’a collé à la peau. À tel point que j’ai fini par le garder.
 
Stroff à droite - Stroff en 1965 au Brasseur
LA PASSION DU ROCK DÈS 1962
Jean Jième : Parle-moi de tes débuts.
Stroff : J’ai commencé à chanter en 1962 avec un copain qui jouait de la basse. J’avais à peine seize ans. Je grattais deux ou trois accords, appris d’oreille, sur une modeste guitare d’occasion. En 1963, obligé de gagner ma croûte, je trouve un boulot à la RTT Régie des télégraphes et téléphones). Là-bas, je fais la connaissance de Marcel, qui était batteur dans l’orchestre de bal, les Fellows. On sympathise, je lui dis combien j’ai le rock dans la peau et quelques jours plus tard, il me propose de venir passer une audition. Je leur chante Blue Suede Shoes et quelques autres tubes du moment.
Le week-end suivant, les musiciens m’invitent à venir les voir jouer sur scène à la Porte Verte à Molenbeek. J’arrive tout excité, et à ma grande surprise, ils m’annoncent au micro. Moment de trac intense ! Qui ne dure pas longtemps. Je me lance à fond, comme si ma vie en dépendait. Le résultat paraît concluant, le public applaudit. Au cours de la soirée, l’orchestre me demande si ça m’intéresserait de passer régulièrement en attraction avec eux.
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Jean Jième : Piero (Kenroll) va venir un jour te voir répéter avec les Fellows. Il paraît qu’il t’a encouragé à continuer et à participer à un concours d’orchestres de rock ?
Stroff : Piero (encore Pierrot à l'époque) savait, en effet, que la brasserie Vandenheuvel organisait chaque année un concours qui s’appelait Orchestres et Teenagers dans le cadre des Grandes Fêtes de la Bière. À l’époque, le twist battait son plein, C’était la musique et surtout la danse en vogue du moment. Et comme ça swinguait, les jeunes finissaient par ne plus trop faire la différence entre rock et twist ! Bref, avec des morceaux comme Rip It Up, Be Bop A Lula, Say Mama, je remporte le premier prix en tant que chanteur d’un orchestre de… twist !
 
Avec The Fellows
RENCONTRE AVEC LES JAY FIVE
Courant 65, l’aventure avec les Fellows se termine pour moi. Je cherche à me recaser en tant que chanteur dans un autre orchestre. Un dimanche après–midi, tout à fait par hasard, j’entre prendre un verre, rue au Beurre, au Golf du Loup, la taverne tenue par Julien, qui n’était autre que James Curtis, le roi du Madison à Bruxelles. (Eh oui, les danses à la mode de l'époque se succédaient à toute vitesse.) Julien-James, qui avait une voix superbe de ténor, se produisait dans son établissement. Il était accompagné ce jour-là, par les Brontosaures, qui n’étaient autres que les Jay Five.
Une fois de plus le scénario se reproduit. Repéré par Paul, le bassiste, qui m’a vu chanter lors du concours chez Vandenheuvel, il me demande si je n'ai pas envie de chanter un set avec eux. Après une rapide petite mise au point des morceaux et tessitures de voix, je me lance. L’ambiance tourne au délire. Je rejoins ainsi l’orchestre et deviens leur chanteur sous le nom de Denny Vinson and the Jay Five.
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Jean Jième : Albert Dumortier va énormément aider les groupes belges de rock de l’époque ?
Stroff : Il tient en effet la taverne le Brasseur, à vingt pas du Golf du Loup. On sent bien que la vague déferlante du rock l’excite énormément. Il se prend au jeu et se lance dans la carrière d’agent de spectacle. Il établit des contacts avec une agence allemande, l'Inter Art, située à Düsseldorf.
Il change le nom de son établissement qui devient l’International Rocking Center. Les Night Rockers, les Partisans et les Jay Five se partagent désormais le podium de semaine en semaine. Sans oublier les excellents Chapmans avec leur charismatique chanteur Eddie Vincent.
Il finit par décrocher un contrat de quelques mois pour les Night Rockers. Et comme, il lui faut un guitariste-chanteur en plus, il nous « pique » Freddy Maillard et le colle à leur soliste Armand Massaux.
Depuis que Paul André, (membre du Club des Aigles devenu agent artistique), m’a vu en représentation au Golf du Loup, il essaye de-ci de-là de me dégotter des contrats. Il me place en attraction dans divers groupes de bal. Et tandis que je participe à plusieurs sets au cours de ces soirées, je me dis que les musiciens qui assurent de cinq à six heures de bal sont de véritables mercenaires du rock.
Stroff and the Jay Five au Brasseur - Paul Peremans à la basse, Stroff - Freddy Maillard guitare solo, Marc Bernard et Michel Cuisset à la batterie.
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TOURNÉES EN ALLEMAGNE

De gauche à droite : Stroff, Remi Bass, Archie, Friswa, Roger
(Giesen-Allemagne 1965) - collection Archie |
Jean Jième : Puis, c'est à ton tour de partir en tournée en Allemagne. Peux-tu décrire les conditions dans lesquelles les groupes travaillaient à l'époque ?
Stroff : C'était une tournée avec les Partisans qui devait durer quelques mois. Nous devions passer par toute une série de clubs notamment à Essen, Siegen, Giessen, Duisburg, Gelsenkirchen, Hamburg … et j'en passe. Nous changions donc d'établissement à peu près tous les dix jours.
Les conditions d'hébergement étaient plus que précaires : caves, arrières-salles de cinéma, vestiaires, chambres de bonne, dans des quartiers chauds; de temps en temps chez l'une ou l'autre fille. Friswa avait décrété que Remi Bass, le bassiste, (ça ne s'invente pas) soit désigné « responsable de la cantine ». C'était à lui qu'incombait la fonction de veiller et de trimbaler le mini-réchaud butane, les assiettes, casseroles et couverts.
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Stroff et les Partisans - Giesen 1965 |
En 65, Friswa n'était pas encore le baraqué qu'il est devenu par la suite. Cela dit, il adorait la bagarre. Il n'hésitait jamais à s'en prendre à des groupes entiers qu'il s'amusait à provoquer. Inévitablement, ça se terminait en bagarre générale. Comme nous faisions partie des copains de Friswa, nous étions bien obligés de nous défendre.
Une nuit, il s'en est pris à une petite bande de gars aussi éméchés que lui. Je vois encore notre Remi se précipiter pour planquer la vaisselle. Le seul blessé, cette fois-là, ce fut lui. Il s'est coupé avec une tasse qui s'est brisée.
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Quand nous avions la chance de dormir dans une chambre d'hôtel, ce qui n'arrivait pas souvent, on arrivait quand même à déconner allègrement au point de se faire jeter dehors. Ce fut le cas dans un hôtel, plutôt bien tenu. Friswa et moi, emballés dans nos draps de lit, avions décidé de dresser des "chameaux sauvages". Cavalcades nocturnes dans la cage d'escalier aux petites heures du matin. Surpris par le gardien de nuit, le lendemain, hop virés !
Au bout de trois mois de guindailles, de pugilats et de beuveries, j'en ai eu marre. D'autant plus que nous n'étions pas payés régulièrement par l'agence allemande qui nous avait engagés.
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Contacté par téléphone, Albert Dumortier nous répondait qu'il ne pouvait rien faire. Bref, le courant ne passait plus entre lui et Inter Art. Nous mourions de faim au point d'être obligés de piquer de la nourriture dans les supérettes pour survivre. Finalement, je me suis fait rapatrier par Paul André.
Jean Jième : Sur le plan musical, as-tu fait des rencontres intéressantes ?
Stroff :J'ai eu la chance aussi de croiser les Tielman Brothers, un orchestre d'Indonésiens, qui tournaient en permanence en Allemagne à l'époque. Des gars super gentils. Grande classe vraiment ! Ils nous ont nourris et aidés pendant le temps, lorsque nous partagions la scène en alternance.
http://www.youtube.com/watch?v=YvC2_nsVJv0
De retour en Belgique, j'ai repris ma tournée des clubs, bistrots et tavernes de Bruxelles.
Paul André m'a m’envoyé au Golf Drouot à Paris à deux reprises avec certains musiciens des Fellows et le batteur Roger Moreau, qui avait été du voyage à Hambourg avec les Partisans.
J'ai aussi eu l'occasion de mieux connaître les Chapmans. Au passage, je salue Alain Warnotte, plus connu sous le nom de Eddie Vincent, Christian Mertens, le batteur et son frère Michel au solo. Enfin Philippe Daeleman, le bassiste, et Biquet à la guitare rythmique.
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L'AVANT-PREMIERE DES KINKS - SALLE REGINA

Stroff et les Partisans ( 1965)
Jean Jième : Puis c’est la cassure du service militaire ? Et malgré tout, tu fais l’avant-première des Kinks ?
Stroff : J’entre à l’armée à la fin de l’année 1965. Démobilisé en janvier 67, je profite d’un aménagement de la loi et je fais une demande officielle d’objecteur de conscience. J’obtiens ce statut en 1969.
Quinze mois longs, ennuyeux, sans musique. Ma seule consolation est d’avoir pu assurer la première partie du concert des Kinks à la Salle Regina, le 19 mars 1966. C’était l’une des toutes premières fois qu’un groupe anglais d’aussi grand renom
(mais sans Ray Davies malade),
venait à Bruxelles. Ça a été un grand moment pour moi. Inoubliable !

Roland Deschamps à la guitare |

Stroff and The Stroffnicks
Jean Jième : Avec quels musiciens as-tu chanté à cette occasion ?
Stroff : C’était un orchestre hétéroclite, spécialement constitué pour la circonstance. Paul André avait réuni Roland Deschamps, au solo, Archie à la rythmique. Il y avait également Gregory (ex-Fellows) à la basse et Christian Mertens (ex-Chapmans à la batterie. Il nous fallait un nom. Alors Paul a suggéré à Pierrot de nous annoncer sous le nom de Stroff and the Stroffnicks. Ce que Pierrot a fait avec enthousiasme.

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WILD CAT DADDY
Jean Jième : Après l’armée, tu écris plusieurs rocks originaux.
Stroff : À ma sortie du service militaire, je me suis attelé à la composition de quelques morceaux de rock' n ’roll. Notamment Wild Cat Daddy qui ne sortira... qu’en 1981, grâce à l'initiative du producteur Paul Govaerts Jr.
Mais je suis surtout revenu à mes anciennes amours en me tournant à nouveau vers la peinture et le dessin, que j’avais délaissés depuis 62 au détriment de la musique. La vie n’a pas été facile. Principalement à cause du manque de statut social pour les artistes. Petits jobs à gauche et à droite, mariages, divorces. J’en passe et des meilleures.
 
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Jean Jième : Tu peux en dire plus sur Wild Cat Daddy ?
Stroff : En 1979, un groupe du Brabant flamand, Humdrum, prend contact avec moi pour que je fasse la voix principale sur un single qu’ils comptent enregistrer. Tooza / '79, sort. Le 45 tours ne fera pas d'étincelles.
Cela dit, au cours des répétitions, le producteur Paul Govaerts Jr m’avait entendu chanter Wild Cat Daddy, un rock en douze mesures classiques. Il m’annonce qu’il veut l’enregistrer. C’était l'époque du revival rockabilly dont les Stray Cats furent les dignes représentants.
Je suis fou de joie. Enfin, un enregistrement d’un de mes morceaux et sous le nom de scène de Stroff. Wild Cat Daddy, sort chez Vogue et démarre en flèche. Il devient même un succès en radio, particulièrement en France où RMC le fait entrer dans les hit-parades. Bilan : douze mille exemplaires vendus.
Le producteur envisage bien d’enregistrer un album avec moi. Mais, il n’est pas pressé. Il se dit que tant que le simple se vend bien, pourquoi se précipiter ? Erreur ! Finalement, il fait appel à Burt Blanca qui m’avait à la fois accompagné sur Wild Cat Daddy et joué le rôle de directeur artistique. Pour ma part, je n’étais pas très enthousiaste. En effet, Burt avait démontré avec le single qu'il ne pouvait faire abstraction de son propre style très reconnaissable.
En attendant, Paul Govaerts Jr veut limiter les risques et produit un second single avec deux de mes compositions, respectivement Phone Call, et en face B, It Takes Too Long. Mais la sortie du disque se fait dans la plus grande discrétion. Quand il se décide enfin à sortir l’album, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. On n’est plus dans la vague du rockabilly.
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L'ALBUM

Jean Jième : Tu veux dire qu’entretemps tu t'es orienté dans une toute autre orientation musicale ?
Stroff : Oui, je suis parti dans ce qu’on a appelé le rock décadent proche de Bowie, Roxy Music etc. mais bien avant qu'il soit question d'enregistrer Wild Cat Caddy. Et voilà qu’on me demande de revenir en arrière. Dans l’urgence, je me mets à composer quelques morceaux dans l’esprit rock plutôt que rockabilly, comme Ice Cream Baby et Don’t Cry.
Avec mes trois titres précédents, j’en suis à cinq compositions originales. Ce n’est pas suffisant. Comme cela avait été convenu, le producteur ajoute trois morceaux de Burt Blanca, Shakin Overdose, Big Fat Lizzy et Rockabilly Music, qui figurait déjà sur la face B de Wild Cat Daddy : également deux reprises, I'm Going Home et Ready Teddy. Et pour faire plaisir à un copain, Paul rajoute un instrumental composé par ce dernier, interprété, arrangé et joué par Burt . Total : onze titres, le compte y est.
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L’album est sorti. Il a été mal distribué et n’a pas connu une grande carrière. Ah, si j’avais été produit par un type comme Dave Edmunds, avec ses effets sonores géants à la Blue Caps. C’est lui qu’il m’aurait fallu ! J’en avais parlé à Paul. Réponse : trop cher…. Comme toujours !

En 1981, j’enregistre une version toute personnelle de Lili Marlène. Mon producteur, qui craint que je ne casse mon image de rocker, n’accepte de produire le disque qu’à la condition que j’emprunte un pseudonyme. Un de plus.
Le 45 tours sort chez Vogue, avec en face B, Andrea sous le nom de Wolff. |
Jean Jième : En 1986, tu vas participer au tournage de Crazy Love de Dominique Derudder. Film néerlandophone qui connaîtra un fameux succès commercial.
http://www.youtube.com/watch?v=eryUe1lSYIY
Stroff : Une fois de plus, c’est grâce à Paul Govaerts Jr, associé à la production du film, que je me suis retrouvé chanteur dans une séquence de boîte de nuit. Aujourd’hui, Crazy Love fait figure de film culte en Flandre et même à l’étranger. Outre Wild Cat Daddy, qui se retrouve en partie dans le film et que j’ai réinterprété avec une nouvelle orchestration, j’ai composé It's Gonna Be A Wonderful Night. Petit bémol. Nulle part dans le générique, les titres de mes morceaux ne sont mentionnés. Alors que tous les nombreux autres compositeurs y figurent, notamment le génial Raymond Van Het Groenewoud qui signe le superbe thème du film.

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Jean Jième : Et aujourd’hui, que deviens-tu ?
Stroff : Actuellement, je pratique plus que jamais la peinture, le dessin et surtout la sculpture. J'expose régulièrement.
Je survis tant bien que mal… le statut social de l'artiste ne s'étant guère amélioré avec les décennies. Occasionnellement, je monte encore sur scène.
Dossier réalisé par Jean Jième avec le concours de Stroff - achevé le 29 janvier 2010.
Contact : bluetrain01@gmail.com
Dossiers annexes :
Stroff - Avant-première des Kinks
Eddie Vincent et les Chapmans au Grenier
Brasseur- International Rocking Center
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