DANCING LE GRENIER
PLACE DES MARTYRS - 1965-1966
Raconté par Jean Jième - Avec des documents de Piero Kenroll
Bernard Ker, Jean-Claude VDC et Jean Jième :
trois copains et piliers du Grenier -1965
Sur la Place des Martyrs, à deux pas de la Rue Neuve, cohabitent deux établissements de nuit fréquentés à la fois par une faune d'étudiants ou de fêtards en goguette. Les élèves de l'Aca fréquentent plus volontiers les Carabins, un dancing situé au rez-de-chaussée juste derrière une énorme porte cochère.
Quelques mètres plus loin, au fond d'une impasse se trouve le Grenier. Je connais bien cette boite. Le patron Georges Cornelis m'y a souvent utilisé comme barman de renfort, les week-ends. D'autre part, il m'a permis de tourner en semaine, certaines séquences de mon film Le Mauvais Age avec Bernard Ker et Jean-Claude VDC , mes copains.
Pour monter au Grenier, comme son nom l'indique, il faut emprunter un escalier plutôt raide et étroit. Au premier, se trouve un bar avec une pièce attenante pour danser. Ou plutôt flirter. Car si les fauteuils envahissent l'espace, la piste de danse brille par son exigüité. Question déco c'est assez sommaire. Il y a également moyen d'accéder à un second étage via une grande trappe spécialement découpée dans le plancher des combles. Bref, c'est un endroit plein de ressources et de recoins, mais un piège à rats en cas d'incendie.
LE GRENIER : NOUVEAU REPAIRE DES ROCKERS
Un beau jour, Christian Mertens et Jean-Pierre Pauwen, tous les deux membres actifs du Club des Aigles, discutent avec Georges Cornelis, le patron du Grenier. Ce dernier verrait d'un très bon œil que sa boite lui rapporte quelques sous durant certaines après-midis creuses. En effet son établissement ne tourne que la nuit. Pourquoi ne pas organiser des après-midis rock ? Bien sûr, il serait interdit de danser. Mais après tout, les fans d'Elvis, ne viennent pas pour ça.
Aussitôt mis au courant, Piero Kenroll décide d'aller visiter les lieux. Pour atteindre les combles, il faut baisser la tête pour ne pas se cogner aux poutres. Une fois ce cap franchi, la pièce s'élargit. Ce qui permet de rester debout normalement. L'espace est suffisamment grand que pour accueillir une bonne centaine de jeunes. Quant au podium, il fait à peu près huit à dix mètres carrés. De commun accord, Monsieur Cornelis et le Club des Aigles décident de tenter une première expérience en organisant un concert avec les Partisans. Date fixée : le 16 octobre 1965.
LES PARTISANS
Rémy Bass, Jacky Mauer, Friswa, Marco (collection Piero Kenroll)
Piero Kenroll) |
Piero monte sur le podium et improvise un petit discours : Et bien, voilà... Nous voulons faire ici un club 100% rock. Un club pour ceux qui détestent tout ce qui est yéyé et où l'on se marre bien. Nous essaierons d'avoir un groupe tous les week-ends, les après-midi du samedi et du dimanche. […] Si ça marche, on pourra même faire venir des orchestres anglais.
Les Partisans constitués de Friswa, Jacky, Marco et Rémy sont d'ardents défenseurs du vrai rock'n roll. Leur réputation de dur à cuire n'est plus à faire. Avec les Night Rockers, ils ont tourné dans les beat-clubs allemands de Cologne… comme les Beatles !
Stroff, l'ex chanteur des Jay Five, désormais dissous, rejoint les Partisans sur scène dans une jam d'enfer. La première grande après-midi rock organisée par le Club des Aigles se révèle suffisamment encourageante que pour que ses responsables décident de remettre ça au plus vite. |
LES CHAPMANS
Les Chapmans (collection Piero Kenroll)
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Lors d'un second week-end au Grenier, deux groupes se retrouvent à l'affiche. Les King's Five le samedi, et les Chapmans le dimanche.
Piero Kenroll raconte : A cette occasion, nous faisons le plein. Au-dessus, la salle principale est bourrée. En-dessous, le patron laisse l'accès libre autour du bar pour permettre un roulement des spectateurs et l'accès aux consommations).
Ceux qui descendent pour se rafraîchir, généralement en nage, sont remplacés par ceux qui montent. Et en haut, c'est le délire. Eddy, le chanteur, se déchaîne particulièrement dans une version très personnelle de Everybody Needs Somebody To Love de Solomon Burke, au tempo irrésistible. Quel dommage qu'on ne puisse pas danser ! Car, bien sûr, nous avons trop été frustrés nous-mêmes pour interdire l'entrée aux moins de dix-huit ans.
Nous n'en sommes pas moins obligés de veiller au grain, car on nous a prévenus que laisser danser pourrait nous valoir une condamnation pour détournement de mineurs. Alors, tout ce que peuvent faire les spectateurs emportés par le rythme, c'est se secouer en restant assis. A la rigueur, s'il y a de la place, se rouler par terre de plaisir est toléré. |
BUDDY AND THE SHAMROCKS
Au fur et à mesure des semaines qui défilent, le nombre de spectateurs ne cesse d'augmenter. Certains week-ends, il atteint jusqu'à six cent personnes.
Les groupes se succèdent, tous meilleurs les uns que les autres. Hormis les Night Rockers, les Partisans et Stroff, il ya les Shamrocks, les King Bees, les Boys avec leur chanteur Bof, et le Sylvester's Team, la formation de son leader Sylvain Vanholme.
Celui-ci vient de sortir It Reminds Me, un premier single, qui se fait tout de suite remarquer.
(collection Piero Kenroll) |
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THE SYLVESTER'S TEAM
Gégé Heymbeeck, Jean-Marc Destrebecq, Sylvain Van Holme (collection Piero)
Sylvain Vanholme : Pour les nouveaux orchestres rock débutants, des lieux comme le Grenier ou le Brasseur étaient importants, je dirais même incontournables. Les musiciens pouvaient montrer ce qu'ils avaient dans le ventre et ainsi se forger une bonne réputation. Ceci dit, même les groupes plus professionnels ou qui avaient déjà sorti des 45 tours se devaient de passer régulièrement au Brasseur ou au Grenier. Ne fut ce que pour pas s'endormir sur ses lauriers et demeurer vigilant. Les Night Rockers et les Partisans, pour ne citer qu'eux, étaient de redoutables concurrents. Il fallait assurer.
LES NIGHT ROCKERS
Les Night Rockers (collection Piero)
BURT BLANCA AND THE KING CREOLES
Photos exclusives de Burt Blanca, à partir d'un reportage filmé en 16mm par Jean Jième
Jean Jième : Le 15 janvier 1966, soit quelques jours avant que je n'endosse l'uniforme militaire, je décide d'aller me rendre compte sur place de l'ambiance qui règne au Grenier, un samedi après-midi. J'emporte avec moi une caméra Pathe-Webo 16mm.
A peine entré c'est la folie, le délire, les hurlements. Une partie du public est en transe. Je me trouve bien dans le temple du rock. Burt Blanca et les Furies, responsables du délire collectif, chante le répertoire d'Elvis. A l'époque, le magnéto portable n'est pas monnaie courante. Mais mieux vaut filmer sans le son et capter des images. Je tourne deux bobines en noir et blanc de trente mètres sur ce moment inoubliable. Peut-être un jour plaquerais-je la musique de Burt sur ce document exclusif ?
Piero Kenroll raconte : Le succès du club se confirme. Nous voyons affluer des jeunes de tous les coins de la capitale et, grâce à Juke Box, notre renommée commence à toucher toute la partie francophone du pays.
Notre signe de ralliement est toujours le double H. Je me suis en effet aperçu que c'était la façon la plus aisée de représenter un aigle... Mais oui, un peu d'imagination, voyons : la barre centrale pour la tête et la queue, les barres latérales pour les ailes et les pattes. C'est un aigle stylisé, je vous dis ! On me croit. Telle la «marque jaune» en son temps sur les murs de Londres, la marque des Aigles apparaît un peu partout en Belgique comme graffiti signifiant qu'il y a des rockers dans le coin.
Burt Blanca and The King Creoles avec J.P.Pauwen et Piero (collection Piero)
Tout sur la carrière de Burt Blanca jusqu'à nos jours :
http://www.burtblanca.net
Certains l'arborent en grand au dos de leurs blousons. D'autres se le tatouent sur la peau. Zorbec (Jean-Pierre Pauwen) fait réaliser des insignes. Sur un petit écusson en métal doré, le double H en gros trait noir est entouré des mentions R'n'R, R'n'B, Beat, Folk. On se les arrache. Les inscriptions au club, elles, dépassent maintenant les trois mille. Bien sûr, nous n'avons pas la naïveté de croire que tous ces nouveaux adhérents se soucient de l'avenir du rock, il y en a même qui viennent surtout pour draguer, mais l'important c'est que le solide noyau «d'actifs» augmente proportionnellement.
Nous avons mis au point un cri de ralliement à partir de l'intro d'un «classique» de Little Richard, Ready Teddy. Je crie READ' ? STEAD ? et tous les membres présents répondent : GO MAN GO ! C'est très impressionnant lorsque nous nous rendons en bande à l'une ou l'autre manifestation musicale extérieure au club. Qu'une idée me passe par la tête et j'ai immédiatement à ma disposition quelques fanatiques prêts à exécuter tout ce que je leur demande. Mais faut être prudent. Certains ne sont vraiment pas des enfants de chœur. Ils peuvent parfois se révéler dangereux. Alors, j'y vais mollo.
LES AIGLES QUITTENT LE GRENIER
Le clown triste de Bernard Buffet trônait dans le décor du Grenier
Depuis quelques semaines, des rumeurs persistantes parviennent aux oreilles de Piero et de son équipe. Georges Cornelis, le patron du Grenier, se serait plaint en public des désagréments provoqués par ces hordes de jeunes rockers qui envahissent sa boite et qui consomment beaucoup trop peu. De plus, il doit remettre au Club des Aigles un pourcentage sur les recettes du jour. Car c'est bien de gros sous qu'il s'agit. Comme toujours ! Piero a du mal à comprendre pourquoi le patron n'intègre pas que l'affluence de son dancing repose sur un esprit d'équipe, initié par les Aigles, avec le rock comme toile de fond ?
Devant les Carabins |
Piero Kenroll : Il sait que les habitués n'ont pas d'autre endroit pour les après-midi de week-end. Le Rocking Center fonctionne en soirée. Il conserverait donc la plus grosse partie de la «clientèle». Comme il n'y a rien de signé entre lui et nous, il pourrait sans problème nous mettre à la porte. Il n'a eu qu'un tort : il lui fallait un collaborateur pour s'assurer la participation des groupes et, parmi ceux qu'il a approchés, certains n'ont pas tenu leur langue.
Le bonheur des uns fait le malheur des autres et vice-versa. Isy et Jean-Claude, les deux tenanciers des Carabins, la boîte voisine, sont d'accord de reprendre le flambeau.
Piero Kenroll : Leur salle est plus grande, le plancher plus solide, il ne faut pas grimper deux étages et ils sont d'accord pour passer un contrat nous donnant toutes les garanties voulues. Alors pourquoi ne pas prendre le patron du Grenier de vitesse ? Je ne suis pas très chaud. Je le trouve sympa, moi, le Georges du Grenier. Jusqu'à présent, il a été correct et je me méfie des racontars. Mais les autres insistent. Ce sont eux, mes amis. Je leur dois ma confiance. D'accord : on change de crémerie !
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J.Jième : Pour moi, les bons souvenirs au Grenier, c'est fini aussi. Durant quinze mois, je reste cantonné à Malines, dans la sinistre Caserne Dossin où j'attends impatiemment ma démob. Lorsque je sortirai enfin, le 30 avril 1967, le rock aura gagné beaucoup de terrain. La preuve, trois semaines plus tard, le samedi 20 mai, j'assiste au spectacle des Who à Wolu-City. Un choc dans ma vie !
LES CARABINS
Ambiance de la Place des Martyrs, carrefour de ralliement des fans du Club des Aigles, notamment aux Carabins et après au Bidule.
Cette période coincide d'ailleurs avec le dernier chapitre du livre Coeur de rock écrit par Piero. En effet, tandis que ce dernier décrochait son contrat de chroniqueur rock dans l'hebdomadaire Télé Moustique, Paul André et moi lancions l'agence Century. |
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LE BIDULE
Le portier du Bidule et Piero
Claudia, Zorbec, Garcia, Guido
THE SHAKESPEARES AU BIDULE
Piero appréciait les Shakespeares. Lorsque ceux-ci se produisaient au Bidule, Piero ameutait ses troupes pour qu'elles viennent grossir les rangs de spectateurs.
Premier rang : Le patron du Bidule, J.Jième, Alan Escombe, Mick Carter, Martin Pigott
Au second rang : Piero, Zorbec, Marc un fan, Georgie Wood et Chris Stone.
Derrière : Serge Nagels et deux copains.
Piero et l'agence Century travaillèrent main dans la main. C'est ainsi que lorsque Piero devint l'un des programmateurs de la Ferme V, Paul André et Jean Jième prirent les contacts nécessaires pour engager Genesis, Van der Graaf Generator, Black Widow, Stud.
Autres dossiers sur Piero:
- Piero Kenroll : sa biographie s'étendant sur la période 1959 à 1965
- La venue des Kinks en Belgique (1966)
- Le Cheetah Club : La nouvelle antre du rock en Belgique (1967-1969)
- Piero et le Jenghiz Khan
Les citations de Piero K. se retrouvent dans Coeur de Rock (Edition Apach)
Dossier achevé le 20 novembre 2009.