LE POP CIRCUS AU SART-TILMAN
LIÈGE - 30 AVRIL 1972
Raconté par Jean Jième
D'après les souvenirs de Jean Jième et de Paul André. (photo Paul Coerten)
Début 72. Bernard Ker qui a établi ses pénates à l'étage au-dessus des bureaux de l'Agence Century, au 7 rue des pensées à Schaerbeek, cogite sur un nouveau concept de spectacle. Après les deux free shows qu'il a organisés à Bruxelles dans la galerie marchande du Wolu Shopping Center, il cherche à exporter sa formule vers la Wallonie.
Paul André et Jean Jième, responsables de l'agence bruxelloise Century, entretiennent d'excellents contacts avec Jacques Braipson. Ce dernier travaille au sein des Jeunesses Musicales à Liège. D'emblée, il se montre intéressé par l'idée d'organiser un événement rock dans la région. Il se met aussitôt à la recherche d'un espace suffisamment grand que pour accueillir plusieurs milliers de jeunes.
FRILOSITÉ DES POUVOIRS PUBLICS
Mais dès les premières approches auprès de responsables politiques régionaux, il apparaît que l'organisation d'un tel événement leur donne de l'urticaire. Contactés les uns après les autres, ceux-ci tergiversent, se désistent ou ne donnent carrément aucune suite.
Au bout d'un mois de laborieuses négociations, l'équipe doit bien se rendre à l'évidence : il faudra encore patienter avant que les « décideurs » n'autorisent la tenue d'un Festival de rock gratuit en plein air dans leur entité. Sans doute craignaient-ils des débordements de foule, la drogue ?
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Puisque les autorisations tardent à venir, Jacques Braipson suggère alors d'organiser l'événement dans une salle fermée. Il évoque le Country Hall du Sart-Tilman, un complexe de prestige, susceptible d'accueillir six mille personnes et ce à quelques dix kilomètres de Liège.
Bien sûr cela change tout. La notion de spectacle totalement gratuit est remise en question. En effet, il faudra payer la location de la salle et prévoir toute une série de frais supplémentaires tels que nettoyage, assurances, régies lumière et son, etc.. |
LE COUNTRY HALL
Bernard Ker, qui a commencé à réunir les premiers fonds auprès de ses sponsors, a déjà de quoi s'offrir un plateau alléchant. Le temps presse, les sponsors aimeraient connaître le nom des artistes, l'endroit où se déroulera le show. Il faut se décider. Jacques Braipson nous apprend que la salle est libre pour la date du dimanche 30 avril.
La période semble favorable. Il y a encore de la marge avant les examens. B. Ker se rend à Liège pour visiter le Country Hall. La disposition circulaire de la salle lui fait penser à une piste de cirque. C'est ainsi qu'il décide de baptiser son spectacle du nom de Pop Circus. Pour couvrir les frais, les organisateurs décident de demander un droit d'entrée des plus modestes, soit cinquante francs (1€ 25). |
Le Country Hall - Sart Tilman - Liège 30 avril 1972 |
UN PLATEAU DES PLUS VARIÉS
Reste à réunir les artistes qui constitueront le plateau. D'emblée, le nom de Rory Gallagher est envisagé. Il y a longtemps que Paul André et J. Jième y pensent. Bernard Ker, aussi, dans la mesure où, tous les trois ont assisté à sa brillante prestation au Festival de Jazz à Bilzen en 1969 avec son groupe de l'époque Taste.
Depuis, qu'il les a quittés, Rory s'est entouré de musiciens brillants comme Gerry McAvoy et Wilgar Campbell et se présente désormais sous son propre nom. La réputation de l'Irlandais n'a fait que se renforcer. Désormais Rory est un grand de la scène.
Contact est pris avec son agent à Londres. Ce dernier nous confirme que Rory est théoriquement disponible pour la date du 30 avril. Reste à lui poser directement la question. Le lendemain, la réponse nous parvient. Rory se montre enchanté d'effectuer un petit voyage en Belgique. Nous contactons Pierre Meyer, producteur de Pop Shop, pour organiser un passage télé.
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Taste : Rory Gallagher, John Wilson à la batterie, Richard McCracken à la basse. ( Jazz Bilzen 1969 - © J.Jième)
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VINEGAR JOE AVEC ELKIE BROOKS ...UN PHÉNOMÈNE !
Apprenant qu'il s'agit d'un grand show qui réunira un plateau conséquent, l'agence londonienne de Rory nous propose divers noms, parmi lesquels Vinegar Joe.
Vinegar Joe a été créé à l'initiative du guitariste Peter Gage . Le groupe présente la particularité de faire cohabiter une chanteuse tout à fait exceptionnelle, Elkie Brooks et un chanteur encore inconnu, un certain Robert Palmer.
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Elkie Brooks - © Paul Coerten |
Au fur et à mesure, le plateau se précise et se complète avec les signatures du groupe afro-rock Assagaï, des Majority One qui viennent de sortir un tube Because I love. Parmi les groupes belges retenus : Ambach Circus, Recréation, le seul groupe à jouer sur melotron, et ... Les Night Rockers qui pour la circonstance se reforment.
LA SNCB ET LA RTB PARTICIPENT A L'ÉVÉNEMENT
Tout se met en place, la salle est réservée, la promo démarre. Ker a une idée tout à fait originale. Il prend contact avec le service publicitaire de la SNCB et leur propose de mettre un train à la disposition des Bruxellois qui désireraient se rendre à Liège par le rail.
Claude Delacroix et en avant plan, la Grande Zoa, dans le train Spécial Formule J, affrété par la SNCB. Départ de Bruxelles-Nord à 13H30 - Service spécial bus au départ de la Place du 20 août, en face de l'Université à Liège. (photos Erik Machielsen).
Rory Gallagher et ses musiciens embarquent Gare Centrale en même temps que les journalistes et le public. Il est 13H25. (photo Erik Machielsen)
La folle ambiance régnait déjà dans le train en route vers Liège
Le billet de train sera inclus dans le ticket d'entrée au spectacle moyennant une somme de cent francs (2€ 50). La SNCB accepte. Bernard Ker contacte alors Claude Delacroix, animateur de Formule J, et le convie à couvrir l'événement sur ses antennes moyennant une chouette pub : le train spécial s'appellera Train Spécial Formule J. Ce n'est pas tout, Rory Gallagher et ses musiciens seront du voyage, plus des tas d'invités….. Delacroix est séduit par l'idée et accepte de patronner le projet.
Finalement, ce Pop Circus aura eu le mérite de réunir des partenaires privés comme Century, les différents sponsors ( Assubel, Lamot, Chassart, Cinzano, Susuki …) et des partenaires publics comme la SNCB et la RTB. Un bel élan de solidarité plutôt rare ! Comme quoi !
15 HRS - QUE LE SHOW COMMENCE !
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Pour la troisième fois consécutive depuis le premier Free Show à Woluwe en juin 1971, Bernard Ker endosse la tenue de présentateur pop : caquette de marin, récupée depuis que le guitariste de Pete Brown l'avait projetée dans les airs, lors du Free Show à Woluwé en octobre 71. Ce sera son dernier grand show.
Le premier groupe à se produire est anversois : son leader : Paul Ambach. Ce dernier porte trois casquettes : celles de diamantaire, d'organisateur de spectacles et de temps en temps, pour le fun, de musicien dans le Paul Ambach Circus. |
Le milieu professionnel le respecte car Paul et ses associés envisagent de faire venir les toutes grosses pointures du rock anglo-américain. Dans les mois à venir, il a déjà annoncé la venue de Led Zeppelin. A quinze heures tapantes, l'Ambach Circus lance l'ouverture des hostilités. Durant quarante-cinq minutes, il tente de chauffer la salle, tandis que le public pénètre dans le dôme en cherchant ses marques. Pas facile, d'autant plus que les musiciens ne sont pas au complet !
Pendant leur prestation, les organisateurs vivent un intense moment d'émotion. Ils viennent de recevoir un appel d'Ostende. Les managers de Assagaï et de Vinegar Joe expliquent que les musiciens sont provisoirement bloqués à la frontière pour des problèmes de passeports. Il ne manquait plus que ça !
RECREATION - MUSIC OR NOT MUSIC
Au clavier Jean-Jacques Falaise, à la batterie F. Lhonneux et à la basse Jean-Paul Vandenbosch
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Puis c'est au tour de Recréation, un trio liégeois (Falaise - Lhonneux - Vandenbosch), qui s'est déjà bâti une solide réputation un peu partout en Belgique et à l'étranger.
Son style basé sur le classique, la pop-beat et le jazz en font un groupe original à la musique envoûtante. Jean- Jacques Falaise, est sans doute le seul musicien belge à jouer du melotron. Actuellement leur album Music or not music est classé troisième dans le hit parade des lecteurs de Télé Moustique.
Jean-Paul Vandenbosch à la basse. |
UN QUATUOR TOMBÉ DU CIEL
Tandis que le premier groupe anglais de la journée The Majority One s'apprête à monter à son tour sur le podium, la bonne nouvelle tombe. Les musiciens anglais bloqués à la frontière ont pu se tirer des pattes des douaniers. Ils sont bel et bien en route pour Liège. Mais ils n'arriveront jamais dans les délais ! Le hasard fait bien les choses, car un groupe local, nullement prévu au programme, se propose de jouer quelques morceaux. Ils sont quatre : deux guitaristes et deux percussionnistes . Pourquoi pas ? Grand bien nous en a pris, car ce groupe inconnu reçut les ovations chaleureuses du public. |
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Entre les différents passages d'orchestres, des films underground (John Schoffiel, Lander, Will Hindle) ainsi que des extraits de films des Beatles sont projetés sur un écran géant.
MAJORITY ONE
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On attendait avec curiosité la prestation de Majority One, ce groupe anglais, émigré en France, depuis la fin des années 60. Qu'allait–il nous réserver, lui qui venait de connaître le succès avec Because I love ? Prudent comme à son habitude, Piero Kenroll, rédigeait le commentaire suivant dans la rubrique rock de Télé Moustique
A entendre son hit Because I Love ou son L.P., on s'imagine avoir affaire à un de ces groupes de hit-parade qui visent avant tout le succès commercial. Toutefois, il parait que sur scène c'est tout différent. Ce serait plutôt « heavy ». Faut voir. C'est ce qu'on fera. Le groupe s'appelait avant Coffee Set, et sous ce nom, il a même gagné la Guitare d'Or de Ciney ». |
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Le moins que l'on puisse dire est que la prestation de Majority One ne fut pas à la hauteur des espérances du public.
On avait l'impression permanente que le groupe cherchait sa cohérence, oscillant d'un morceau à l'autre entre la recherche de mélodies et le hard rock.
Cette confusion des genres relayée par une sono beaucoup trop bruyante, poussa pas mal de spectateurs à quitter la salle pour aller se dégourdir les jambes à l'extérieur.
Majority One (photo P.Coerten) |
DANS LES COULISSES DE L'ENTRACTE
A gauche : Stand Susuki - A droite : Pyramide de cannettes
A gauche: Christian Janssens (ex-Wallace), son fils David et Jean-Noël Coghe
VINEGAR JOE
Vinegar Joe : duo Robert Palmer - Elkie Brooks (photo P.Coerten)
A notre plus grand soulagement, Vinegar Joe débarqua enfin sur les lieux, suivi une demi-heure plus tard des rescapés du groupe africain Assagaï. En effet, deux de leurs musiciens avaient dû rester en rade à Ostende, n'ayant pas reçu l'autorisation d'entrer sur le territoire.
Vinegar Joe arriva au bon moment pour faire monter l'ambiance de plusieurs degrés et «lancer» définitivement le Pop Circus. Ce groupe avait bien du mérite, car pour se faire connaître du public belge, il n'avait pas hésité à effectuer un détour de quinze cents kilomètres.
Robert Palmer - Elkie Brooks (photo P.Coerten)
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D'entrée de scène, la prestation de la chanteuse Elkie Brooks déclencha un électrochoc. Cette fille était tout à fait extraordinaire. Elle était à la fois dotée d'une voix puissante et d'un jeu de scène sexy et provocateur.
Avec sa jupe largement fendue sur les cuisses, Elkie monopolisait le podium à elle toute seule, laissant impitoyablement dans l'ombre un Robert Palmer, certes souriant mais qui avait du mal à suivre.
Elkie Brooks (photo P.Coerten) |
Je me rappelle qu'en cours de spectacle, Paul André, qui n'arrivait pas à encaisser la voix de Palmer (qu'il qualifiait de susurrante) alla trouver le manager du groupe pour lui dire qu'il trouvait sa présence complètement déplacée.
Surtout aux côtés d'une chanteuse aussi prestigieuse qu'Elkie Brooks. Le manager lui répondit que Robert Palmer était le petit ami de Mike Iron. Ceci explique cela. Quelques années plus tard, l'Amérique sembla beaucoup mieux lui réussir.
Outre Brooks et Palmer, n'oublions pas de citer Peter Gage à la guitare, John Hawken au piano, John Woods à la batterie et Nick South à la basse.
Elkie Brooks, Peter Gage (photo P.Coerten) |
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ASSAGAI
Assagai est un groupe afro-rock, rival direct d'Osibisa. Les sept musiciens, sont originaires du Nigéria, d'Afrique du Sud, de la côte ex-française. Ce sont Dudu Pukwana (saxophone alto), Fred Cocker (guitare et chant), Charles Cheido (basse), Fred Frederick (saxophone ténor et flûte), Raymond Barber (trompette, sax et trombone), Smiley De Jones (batterie, et Rick Dyett, le seul Anglais du groupe (ne figure pas sur la photo).
A l'extérieur, la nuit tombe peu à peu. A l'intérieur de la salle, le dôme s'est obscurci. Les projecteurs entrent en action. L'ambiance est surchauffée à l'arrivée des rivaux d'Osibisa, le groupe afro rock Assagaï. Ils auraient dû être sept, ils ne sont que cinq. C'est ainsi que Peter Gage, guitariste de Vinegar Joe, viendra les rejoindre pour leur prêter main forte.
Peter Gage prête main forte au groupe Assagaï (photo P.Coerten)
RORY GALLAGHER
Rory Gallagher, Gerry McAvoy et Wilgar Campbell
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Rory Gallagher est vraiment un type adorable, certainement l'un des musiciens qui m'ait le plus surpris pour ses qualités de gentillesse, de délicatesse, de simplicité et de discrétion.
Il faut se rappeler que Rory est venu par le train spécial, c'est dire qu'il est arrivé vers quinze heures au Sart-Tilman.... et qu'il poiraute depuis près de sept heures. Pendant tout ce temps, on ne sait pas où il est passé ou ce qu'il fait. Paul croit l'avoir entrevu à la cafeteria, caché dans un coin. Je cherche après lui, il est installé paisiblement dans sa loge en train de gratter sa guitare. On lui demande s'il n'a besoin de rien. Il hoche la tête timidement et répond à peine. Il est dans son monde, concentré.
Dans Télé Moustique, Piero Kenroll écrit à son sujet :
... Il est sur scène comme dans la vie, il cherche avant tout à satisfaire son public. Pour cela, il pratique un hard-rock violent qui repose principalement sur sa virtuosité en tant que guitariste. Il est classé dans la lignée des Alvin Lee, Stan Webb, Tony McPhee, Kim Simmonds et autres monstres de la « six cordes » électrique. Il n’est pas engagé politiquement dans ses compositions, mais il est tout de même un des rares à avoir eu le culot d’aller se produire en Irlande du Nord dernièrement, alors que des bombes explosaient dans tous les coins. Il a simplement déclaré : « Il y a là des jeunes qui désirent entendre de la musique, je ne vois pas pourquoi je n’irais pas... »
Rory Gallagher - photo ©Erik Machielsen |
Interprétation magistrale de Going To My Hometown © Erik Machielsen
Rory Gallagher fut l'incontestable grande vedette de la soirée. Dès le premier morceau, il entraîna son public avec brio et élégance ; ce public qui ne demandait qu'à se déchaîner. Avec Gerry McAvoy et Wilgar Campbell, fidèles compagnons de route, le trio fit s'envoler le dôme. Musique puissante et envoûtante. Solos de guitare démentiels. Une virtuosité technique à couper le souffle et qui remue les âmes. Une heure de show et c'est déjà la fin. on en aurait voulu beaucoup plus, mais l'heure tourne et le train pour rapatrier les Bruxellois attend en gare des Guillemains. Rory fait ses adieux à la foule. Celle-ci hurle en scandant Ro-Ry, Ro-Ry. Lui, qui a tout donné, revient, exténué, en nage, mais on voit bien qu'il est heureux. Un dernier morceau et l'Irlandais regagne sa loge.
http://rory-gallagher.forumactif.net
FIN DE SOIRÉE
Cette intense journée musicale ne se termina pas sur les derniers accords du récital de Rory Gallagher. Il restait un ultime groupe à écouter : les Night Rockers, véritables pionniers du rock'n roll à s'être créés une solide réputation au début des années 60 en Belgique comme à Paris. Depuis, le groupe s'était dissout.
Son chanteur et guitariste, Armand Massaux, ancien leader du groupe, avait proposé à Paul André et J.Jième de se reformer le temps d'un concert. Ceux-ci en parlèrent à Bernard Ker qui trouva l'idée intéressante et les engagea pour terminer la soirée.
Mais, vu l'heure tardive, une grande partie du public quitta l'enceinte du Country Hall. C'est donc dans une ambiance plus intime que ces vétérans belges du rock se lancèrent dans une formidable interprétation des vieux rock des fifties.
Pour la petite histoire, signalons qu'au retour sur Bruxelles, Paul, Jième et Bernard, invitèrent Rory et ses musiciens ainsi que d'autres amis à se rendre au siège de l'agence Century, pour un dernier verre.
Rory, qui, visiblement, n'avait pas envie de rentrer à son hôtel, accepta l'invitation. Durant le reste de la nuit, malgré l'ambiance détendue, on le vit adossé à un mur, seul. Il paraissait ailleurs. Etait-il avec nous ? Ou était-il dans un monde dans lequel nous n'avions pas accès ?
Dossier de Jean Jième achevé le 25 mai 2009 - Textes et photos sous copyright |