THE SHAKESPEARES
Biographie officielle rédigée par Jean Jième, avec la collaboration de Alan Escombe
CHAPITRE 3 : 1968
THE SHAKE SPEARS SE MÉTAMORPHOSENT EN SHAKESPEARES
Johnny Kreuger, Martin Pigott, Alan Escombe, Kris Kritzinger,
Chris Stone, alias Sox © Jean Jieme
En réalité, les Shake Spears sont à la croisée des chemins. Plusieurs points de divergence importants les opposent et risquent même de les mener à l'affrontement. Ainsi, Chris Stone, qui est un excellent guitariste et un brillant compositeur, reproche à Kris Kritzinger, leader incontesté du groupe depuis ses origines, de ne pas lui laisser les coudées suffisamment franches. Stone voudrait faire évoluer les choses sur le plan musical, proposer des morceaux plus proches de l'esprit des Doors, Hendrix, Stones etc... Et puis, surtout, il ne supporte plus de devoir prester de cinq à six heures d'affilée dans des bals de province. Alan et Martin ne sont pas loins de partager le même avis. L'étincelle artistique qui les réunissait si fortement à leur arrivée en Belgique, semble avoir perdu de son intensité.
|
Ainsi Alan fait-il judicieusement remarquer à Kritzinger que la pop-rock anglo-saxonne vit une période de créativité exceptionnelle alors que leur musique ne se renouvelle pas. Pourtant ce dernier se montre sceptique. Il ne comprend pas ou peut-être fait-il semblant ? Quant au batteur Johnny, il a bourlingué depuis tellement d'années à ses côtés, qu'il ne peut se résoudre à pencher du côté des trois autres.
Au fur et à mesure de mes visites chez eux, je me rends compte que le groupe passe par une sérieuse crise d'identité. Car déjà, Sox comme Martin, songe à repartir pour l'Angleterre. Ils disent vouloir profiter de la vague déferlante de la pop anglaise. Qui pourrait leur donner tort ?
|
Devant le nouvel Innovation Rue Neuve © Jean Jième
Durant nos fréquentes discussions, je leur fais toutefois remarquer que leur présence sur le sol belge présente certains avantages. Ils ont un point d'attache, sont connus et bénéficient d'une solide réputation. Pourquoi ne pas profiter du formidable engouement que les pays européens réservent aux groupes britanniques ? Car il n'y a pas que la Belgique. Ils peuvent miser sur la France, l'Allemagne, la Suisse, les pays scandinaves.
Avec de nouvelles compositions, un répertoire remanié, un jeu de scène soigné et la sortie de leur futur 45 trs, ils peuvent s'attendre à d'heureux résultats. Et puis, il y a tellement de groupes qui se montent chaque jour en Grande-Bretagne qu'ils mettront temps fou à se faire connaître.
Dans la foulée, je me permets même de leur adresser diverses critiques sur leur manière de se présenter devant le public. J'estime en effet qu'ils devraient améliorer leur image sur le plan scénique et ne pas se contenter de sortir des sons de leurs instruments. En réalité, je fonde de grands espoirs sur eux. Et ma plus grande fierté serait qu'ils s'exposent davantage physiquement.
|
Dans un premier temps, toutes ces discussions ne mènent nulle part. Kris K. et Johnny campent sur leurs positions et se moquent gentiment de mes idées et de celles des trois autres. Pour ne rien envenimer, ceux-ci temporisent. Toutefois, ils parviennent à remporter une première bataille, même si celle-ci apparaît comme plutôt symbolique. Ils parviennent à faire admettre à Kris. et à Johnny de modifier la dénomination du groupe. Alan, Martin et Sox veulent rompre avec les Shake Spears (lances en mouvement) et adopter un nom... plus noble.
Poussé par sa majorité, le groupe décide à l'unanimité de repartir sur un nouveau jeu de mots, un nouveau clin d'oeil à la langue de ... Shakespeare. Comme ils sont cinq, ils s'appeleront The Shakespeares. Et comme c'est souvent le cas, ce changement de nom, apparemment anodin, va précipiter la rupture.
A la demande du groupe, je prends contact avec RCA et leur explique la situation. Il ne faut surtout pas que sur la pochette figure leur ancien nom. Une page se tourne.
|
BURNING MY FINGERS - 1968
Something to believe in sort enfin, avec en face B, Burning my fingers. Sur la pochette : The Shakespeares. La sortie d'un disque est toujours un événement capital pour un chanteur ou pour un orchestre. Et aussi plusieurs semaines d'un terrible suspense. Car tout se joue en un laps de temps très court.
Pour que le succès soit au rendez-vous, que de facteurs à réunir ! Un bon morceau, sorti au bon moment, assorti d'une bonne promotion. Sans oublier l'inévitable soutien des petits copains journalistes, des DJ et des programmateurs radio qui font ou qui défont si facilement les carrières.
PROMO À LA BELGE
Monsieur Moyersoens, producteur chez RCA Belgique n'avait rien d'un foudre de guerre et très peu de choses en commun avec ses homologues étrangers.
Pour ne pas tirer méchamment sur le pianiste, rappelons, qu'à l'époque, les firmes de disques belges
|
se contentaient d'investir dans des artistes nationaux, de langue française ou néerlandaise. Pour les étrangers (généralement des grands noms), ils jouaient le rôle de simples intermédiaires entre la maison de disque d'origine et les distributeurs.
Leur devise : beaucoup de profits, pas de risques ! Traduisez : des moyens financiers plutôt limités pour les enregistrements en studio, pour le tirage d'affiches et pour la promotion. Monsieur Moyersoens appliqua donc à la lettre ce que sa direction lui demandait.
Il refila quelques exemplaires du 45 tours fraîchement sorti, à la RTB via Claude Delacroix, à Francine Arnaud, pour son émission du mercredi après-midi, au programmateur attitré de RTL, à celui de la BRT et à quelques radios régionales. C'était la tournée de promotion classique : miser sur la chance, attendre que le bouche à oreille fonctionne et que les jeunes achètent le disque.
Inutile de dire que durant des semaines, les Shakespeares furent à cran. Il y avait en effet beaucoup à dire sur le manque de dynamisme de la firme productrice.
La distribution n'était pas non plus assurée comme il l'aurait fallu. Lorsqu'un patron de magasin de disques commandait dix exemplaires de Burning my fingers, le délégué commercial ne leur en fournissait que la moitié et ne se pressait pas pour venir apporter les autres.
Dans d'autres cas, certains délégués « oubliaient » même de présenter le vinyl, préférant sans aucun doute liquider plus de Vartan, de Cloclo ou d'Adamo.
Je les ai accompagnés pour ainsi dire partout, anticipant ainsi sur mon futur rôle de manager. On a fait le tour de toutes les émissions radios possibles. Ils sont passés sur le plateau des deux télés nationales…. sans grands résultats sur le plan des ventes.
Heureusement, il y avait la France. Le disque à peine distribué se fait remarquer dans Pop Club, la célèbre émission de José Artur
|
DISQUE ROUGE - POP CLUB - JOSÉ ARTUR - AVRIL 1968
Mi-avril, coup de tonnerre. Alan me réveille et m'apprend que Burning my fingers s'est classé Numéro Un à Paris dans le show-rock de Pierre Lattès Bouton Rouge. C'est génial ! La chance serait-elle enfin de notre côté ?
RCA Belgique réagit aussitôt en remettant deux allers-retours en train à Alan et à Martin. Le soir même, les deux musiciens débarquent à Paris au siège de l'ORTF où ils participent en direct à l'émission de nuit la plus écoutée de France, le Pop Club de José Artur. Ce dernier leur réserve un accueil chaleureux et vante les mérites de Burning my fingers, répétant à l'envi , de sa voix chaleureuse, que le choix des auditeurs est plus que justifié.
José Artur
Ce soir-là, Avenue de Broqueville, en compagnie des autres, nous poussons des cris de joie. Dans la foulée, RCA France depêche une équipe de techniciens télés pour venir filmer les Shakespeares en live. Le tournage s'effectuera quelques jours plus tard au Casino de Knokke.
|
Côté presse écrite, les hebdomadaires Humo et Salut les Copains sortent chacun de leur côté un grand article sur l'événement.
Dès leur retour à Bruxelles, encore tout échaudés par l'accueil reçu à Paris, Alan, Martin et Sox décident de prendre les choses en main. Lors d'une discussion qui demeura à la fois courtoise et orageuse, ils mirent Chris K. et Johnny au pied du mur. Chacun y alla de ses revendications. Au terme de cette longue réunion, Alan, Sox et Martin me proposèrent de me charger de leurs intérêts sur le plan du management.
Moyennant une commission de quinze pour cents, je renégocierais les contrats d'engagement de bal déjà signés avec le Secrétariat des Artistes de Jean Martin pour les transformer en contrats d'attractions. J'aurais toute latitude pour signer tout nouveau contrat que ce soit en Belgique ou à l'étranger. Idem pour les télés. Je m'occuperais de la gestion journalière et des arrangements lorsqu'ils seraient en tournée. Je continuerais à assurer tous les reportages photos et négocierais des tournages de films publicitaires.
Dans les jours qui suivirent, Kris K. et Johnny nous informèrent de leur décision de mettre un terme à leur carrière en Europe. Eux-aussi après si longtemps ressentaient le mal du pays. Ils expliquèrent qu'ils allaient rentrer en Rhodésie. En réalité, Chris K. avait de plus en plus envie de se consacrer à la carrière de compositeur et de producteur. Il ne restait plus qu'à se mettre d'accord sur une période de préavis. Celle-ci fut fixée à trois mois.
Maintenant que j'avais un nouveau job, le sous-sol que j'habitais avec ma petite amie Christie, au 63 de la rue Kessels à Schaerbeek, était devenu trop étroit pour y installer un bureau digne de ce nom. Je pris donc pris la décision de déménager.
|
NÉGOCIATIONS AVEC JEAN MARTIN
Il fallait également que je résolve, au plus vite, la problématique des contrats de bal que Jean Martin avait déjà signés au nom du groupe et que celui-ci refusait désormais d'exécuter. En clair, les musiciens étaient déterminés à ne plus se produire qu'en attractions et de ce fait ne dépasseraient plus trois passages de quarante-cinq minutes par soirée. La démarche était délicate à plus d'un titre.
Jean Martin pouvait les obliger à prester les contrats déjà signés. A titre de représailles, il pouvait également les envoyer promener et ne plus jamais leur proposer de nouveaux engagements. Enfin, je risquais de brûler mes cartes auprès de ce professionnel de longue date ; ce qui n'est jamais très indiqué, quand on débute dans une profession.
Jean Martin
Je prends donc rendez-vous avec le Secrétariat des Artistes et là je rencontre Jean Martin pour la première fois. Il a déjà eu vent de ma promotion et il me félicite. Je lui explique que le groupe me délègue pour rediscuter des modalités d'engagement. J'insiste tout particulièrement sur le fait qu'ils refusent désormais de jouer plus de deux heures par soirée.
|
Martin me remet la liste des contrats qu'il a déjà signés avec les patrons de salles. Comme je le craignais, les deux tiers des engagements concernent des prestations d'au moins quatre à cinq heures.
Je trie les exemplaires, en garde quatre et lui tend les autres. Survient alors un bref échange de mots entre nous. Car Jean n'est pas content. Il va devoir expliquer aux patrons que les Shakespeares ne sont plus disponibles pour cause de création de nouvelle image.
Je marche sur des œufs. J'attends que l'orage passe. Il ajoute : « Tu fais une grosse connerie. Dans moins de trois mois, tu viendras me supplier de les faire travailler ». J'adopte un air fataliste :
-Ecoutes, Jean, ni eux ni moi, ne sommes de mauvaise volonté. Ca fait un bon bout de temps qu'ils te font savoir qu'ils ne veulent plus être les esclaves de podiums de province. Leur image en pâtit. Ils viennent de se faire remarquer à Paris.
Pourquoi ne chercherions-nous pas ensemble des engagements de plus haut niveau ? Moi je me chargerai de leur trouver des télés, des créations de musique pour des films publicitaires, des contrats dans des clubs de jeunes.
Quant à toi, tu peux expliquer aux patrons de Flandres et de Wallonie que désormais le groupe ne se produira plus qu'en attraction. Ces Anglais n'ont pas vocation de faire danser le public durant des heures. Il existe des sonos pour cela.
Martin était loin d'être un mauvais bougre. Bien au contraire. Avec le temps, nous avons appris à nous apprécier l'un et l'autre. Il a d'ailleurs beaucoup œuvré pour aider les artistes de tous genres de ce pays. Par la suite, j'ai également découvert à la fois un homme de cœur, déterminé, désespérément cavaleur. Mais qui n'a pas sa part d'ombre ?
|
MAI 68 - LE TOURNANT D'UNE ÉPOQUE
Tandis que les négociations avec la télé française à propos de Burning my fingers battaient leur train, arriva mai 68. Du jour au lendemain, l'Histoire nous a rattrapés et a anéanti tous nos espoirs.
Mai 1968. La France et Paris paralysés. Les barricades, les bagnoles en feu, les grèves, la guérilla urbaine. L'ORTF annule tous ses tournages et ses programmes de variétés. Les émissions radio sont interrompues, supprimées ou censurées.
Les Français doivent se contenter d'un programme minimum. Le Festival de Cannes est brutalement interrompu et le Festival d'Avignon annulé.
À Bruxelles, il fait un temps superbe. Les journaux télés nous rapportent des images surréalistes de CRS, matraque au poing, fonçant sur les étudiants. Tout ça à trois cent kilomètres de chez nous. Et dire qu'ici, il fait si calme ! Tout est si paisible !
Burning my fingers qui pouvait nous apporter la notoriété à Paris, ne vaut plus rien. Tous les disques, films ou livres qui ont eu la malchance de sortir à cette période ont sans doute dû subir le même sort que nous.
|
Ces œuvres sont tristement vouées à l'amnésie, tant que leurs créateurs ne tenteront pas de les faire revivre plus tard. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles je relate, aujourd'hui, les mésaventures des Shakespeares.
Lorsque juin est arrivé, les Français, trop heureux de retrouver du carburant dans les stations services ont pris la route des vacances. Les étudiants ont quitté le quartier latin, les ouvriers ont réintégré leurs entreprises et la police a regagné ses casernes. Mais l'aventure a laissé un goût de cendres. Le charme est rompu entre l'Etat français et ses citoyens.
La contestation massive de mai 68 annonce la fin d'une époque. En quelques mois, beaucoup d'événements majeurs vont se produire tant sur les plans politiques qu'économiques et sociaux. On approche de la fin des golden sixties. L'année 1969 verra le départ de Gaulle, l'alunissage d'Armstrong et d'Aldrin, et le rassemblement monstre de Woodstock.
Pendant ce temps, avec un certain décalage, la contestation s'étend peu à peu à tous les autres pays européens. Aux Etats-Unis, Robert Kennedy se fait assassiner. Les hippies déferlent dans les rues de San Francisco pour prôner l'amour et la paix. Tandis que de gigantesques manifestations rassemblent des dizaines de milliers de jeunes pour clamer leur "non" à la guerre du Vietnam.
|
La toute dernière photo du groupe avant le départ de Kris et de Johnny
* * *
GEORGIE WOOD
À l' époque où les Shakespeares avaient joué aux Cousins, ils s'étaient liés de sympathie avec les frères Lameirinhas, mieux connus sous les noms de Toni et Wando. Ceux-ci avaient fondé un orchestre de soul : les Jess and James et le J.J.Band, qui était devenu le groupe attitré de la boite. Or, depuis que Chris Kritzinger et Johnny Kreuger avaient pris la décision de retourner en Afrique du Sud, les trois autres s'étaient mis à la recherche de nouveaux musiciens pour les remplacer.
Un jour Toni propose à Alan de lui présenter un tout jeune soliste qu'il a récemment rencontré et qu'il qualifie d'exceptionnel. Rendez-vous est pris au Princes Theatre à Anvers, où les Shakespeares jouent en avant programme de Michel Polnareff. Toni débarque avec un très jeune gars aux cheveux très longs : Georgie Wood. |
Il n'a que dix-sept ans. Mais il a déjà fait partie d'un groupe important les Love Affair. Ses goûts entrent tout à fait dans le cadre musical qu'attendent les Shakespeares. Ils l'invitent donc dans leur local de répétition. Dès le lendemain, Georgie arrive avec sa guitare. Il ne faut pas plus de quelques minutes pour que l'étonnement succède à la curiosité. La technique du jeune Wood est éblouissante.
Ce gars est un virtuose des notes. Il les fait vibrer, les étire, les déchire. Son doigté agile, son incroyable dextérité à faire rouler le plectre sur les cordes produise un son moelleux très bluezy. Il nous fait penser à Clapton. Un véritable prodige ! Désormais, Georgie Wood a trouvé une nouvelle famille. Mais pour ne pas blesser inutilement Chris K. et Johnny, les musiciens évitent de leur parler de leur engagement avec Georgie.
|
Martin Pigott, Georgie Wood, Alan Escombe, Chris Stone. Manque encore le batteur
Avec Christie, ma compagne, j'émigre au 32 avenue Milcamps, toujours à Schaerbeek. L'appartement est constitué de trois pièces en enfilade avec une chambre à l'entre étage. Voilà qui va me permettre de consacrer un bel espace pour recevoir les musiciens et jouer mon rôle de manager. En quelques jours, je parvins à dégoter un peu de mobilier supplémentaire. Je fais dévier ma ligne téléphonique. Elle est installée endéans la semaine, ce qui est inespéré. A l'époque, un transfert de ligne pouvait durer entre six semaines et trois mois. À moins d'avoir un piston.
De son côté, le groupe a donné son renom. Il établira désormais ses pénates dans un autre grand immeuble, cette fois au Boulevard Mettewie. Il ne compte plus que trois chambres. Le prix du loyer est raisonnable et permet de réaliser une belle économie par rapport au précédent. De plus, le bail n'est signé que pour un an.
À LA RECHERCHE D'UN BATTEUR
Quelques jours après la jam avec Georgie, les Shakespeares reprennent du service. Ils passent en attraction à Tervueren. Georgie est du voyage… Il est présenté aux deux autres comme un fan. En fait, Chris K. ignore qu'il est en face de son futur remplaçant.
Le même soir, se produit l'orchestre de bal de Joske Harris, un chanteur bien connu en Flandres. Le répertoire reprend tous les standards habituels du juke-box. Lors d'un solo, le batteur se lance dans une improvisation d'une dizaine de minutes... à couper le souffle. Les Anglais sont bluffés. Qui aurait dit que cet inconnu disposait d'une telle technique et d'un tel punch ! Au break, Alan et Sox vont le trouver et lui propose de passer une audition à Bruxelles.
|
Le batteur, plutôt intimidé a tout d'abord du mal à y croire. Mais, comme il se débrouille plutôt bien en anglais, il finit par comprendre qu'il ne s'agit pas d'une blague. Lorsque Alan lui demande son nom, le musicien le prononce d'une manière telle qu'il est impossible ni de le prononcer, encore moins de le retenir. Devant la mine ahurie d'Alan, plein de bonne volonté pour essayer de le comprendre, il lui dit : appelles-moi tout simplement Randy.
Plus tard, nous aurons tous l'occasion de comprendre pourquoi il a choisi ce surnom. En fait, Randy (en chaleur) est un chasseur de filles invétéré ; de toutes les filles, des belles comme des moches, des planches à repasser comme des dodues. Sox aura le mot de la fin en lui donnant un autre surnom : it's a mad dog.
|
A gauche : Randy Ashe, l'éphémère batteur (photo J.Jième)
À son tour Randy débarque avec sa batterie à Bruxelles. Il semble tout perdu. Il nous explique qu'il est issu d'un petit village du Nord et qu'il n'a pas l'habitude de voir autant d'effervescence dans les rues. Comme il n'est plus question de travailler dans leur ancienne salle de répétition, sans mettre la puce à l'oreille de Chris et de Johnny, je m'arrange avec Francis De la Blancherie, père et manager des Sweet Feeling, pour qu'il nous loue un local.
En effet, Francis a repris la gérance des Artisans, un bistrot situé en face des Arts et Métiers. Dans ses caves, il y a un chouette et vaste local. Durant deux semaines, à raison de dix heures par jour, le groupe répète en grand secret.
|
Chaque week-end, les musiciens effectuent leurs prestations en province avec les (déjà) anciens membres du groupe. On ne peut pas dire que l'ambiance soit des plus détendues. Ils s'adressent très peu la parole et jouent comme des robots.
Je joue désormais à fond mon rôle de manager en leur consacrant un plein temps. Je travaille sur deux fronts. Primo, je leur cherche des engagements et secundo je participe aux répétitions en les poussant à dramatiser leur jeu de scène. J'essaie de les rendre plus agressifs dans leur manière de jouer. Je leur donne également la possibilité d'utiliser une sorte de light-show fait maison.
Bref, je mise sur un look beaucoup plus en phase avec ce qui se fait à Londres. Avec beaucoup de bonne volonté, les musiciens acceptent de se plier à mes innombrables remarques et s'initient aux techniques du jeu d'acteur. Moteur ! Action ! Coupez ! On la refait ! |
CONTACTS AVEC LA SUISSE
Je suis contacté par un certain Jean-Claude Pognant (futur manager du groupe français Ange. Il habite Seloncourt, dans le département du Doubs, près de la frontière suisse. L'année dernière, il a organisé une tournée avec Gene Vincent.
Il m'explique qu'il a été contacté par un homme d'affaires, résidant à Genève. Son épouse et ses enfants, férus de bonne musique, ont écouté l'émission de José Arthur à laquelle les Shakespeares ont participé à Paris en avril dernier. Il voudrait faire une surprise à sa femme en les engageant à l'occasion de son anniversaire.
|
Jean-Claude Pognant me demande des photos récentes du groupe. Il compte les diffuser dans les journaux locaux et annoncer ainsi la venue des Shakespeares à Genève.
Je pars donc réaliser un reportage au centre de Bruxelles avec notre éphémère batteur qui, les bras ballants, ne se sent pas très à l'aise et regarde toujours sur le côté. Ce reportage me permet aussi d'immortaliser leurs nouvelles tenues de scène. Vu leur aspect chatoyant, je passe à la dia couleur.
|
Georgie Wood, Chris Stone, Martin Pigott, Alan Escombe
et Randy en arrière plan © J.Jième)
CONCERT PRIVÉ À GENÈVE
Genève - juin 1968 - photo Christian Begaint
Le hasard a voulu que le tout dernier concert que les Shakespeares soient amenés à prester avec l'ancienne équipe se déroule le dimanche 30 juin. Soit le lendemain du concert prévu à Genève. Après discussions, le groupe prend la décision de se priver de sommeil durant quarante-huit heures C'est le prix à payer si nous voulions à la fois honorer un engagement signé depuis longtemps et satisfaire à notre envie de jouer en Suisse.
La camionnette des Shakespeares, conduite par un road manager, part la première dans la nuit du vendredi 28 au samedi 29 juin. A son bord, Randy et Georgie. J'embarque les trois autres dans ma Peugeot 403 et nous voilà partis pour un voyage de plus de neuf cent bornes.
Nous prenons des risques, car nos deux véhicules ne sont plus de première fraîcheur. Nous ne sommes ni les uns ni les autres à l'abri d'une panne ou d'une crevaison. La route est longue, les grandes autoroutes de l'Est de la France sont encore loin d'être construites. On est obligé de faire beaucoup de nationales. Sans incident, mais fourbus, nous arrivons à Genève en début d'après-midi.
Magnifique ! La camionnette a tenu le coup et nous sommes dans les temps. Tandis qu'avec les musiciens, je file à l'hôtel, que Jean-Claude Pognant a eu la gentillesse de réserver pour nous, le roadie repart déjà pour aller installer le matériel sur les lieux du concert.
Le temps de nous rafraîchir dans nos chambres, de boire un délicieux petit café et de prendre quelques photos souvenirs, nous nous faisons expliquer la route pour arriver à Jussy, une petite localité à quelques dizaines de kilomètres du centre. Après bien des méandres, des lacets et des virages en épingle à cheveux sur de petites routes à peine carrossables, nous approchons du but.
La demeure de la famille Aumas s'appelle La Maison des Bois. C'est un magnifique chalet en bois, entouré d'un parc à la vue imprenable sur la vallée et ses montagnes environnantes. Un paradis.
Les Aumas ont fait ériger un podium à l'extérieur sur la pelouse de leur propriété. Tandis que le roadie met la toute dernière main à l'installation des amplis, baffles, guitares et micros, on nous sert un premier drink pour saluer notre arrivée. Le couple a deux fils. Ce sont eux qui ont suggéré à leur père d'engager les Shakespeares.
|
Genève - juin 1968
Liliane Aumas est une femme adorable, très jeune, très gaie. La soirée s'annonce sous les meilleurs auspices. Comme nos hôtes ont encore de pas mal de choses à s'occuper, ils nous laissent travailler, non sans nous avoir proposé un autre drink. Alan, qui ne boit pas une goutte d'alcool, refuse poliment et opte pour un jus d'orange.
Nous prenons congé vers dix-sept heures pour rejoindre l'hôtel et enfin manger quelque chose de consistant. A la réception on me dit qu'un certain Monsieur Pognant m'a laissé plusieurs messages. Ha, si les portables avaient existé, que de stress et de quiproquos évités ! En effet, il devait théoriquement m'envoyer la moitié du cachet réservé au groupe à Bruxelles. C'est la règle. L'opération n'a pas pu se faire. Because les tracasseries entre les banques suisses, françaises et belges.
Pour recevoir un mandat en francs belges, il aurait fallu plusieurs jours . Vers dix-neuf heures, Jean-Claude Pognant me rappelle à l'hôtel. Il me confirme qu'il dispose bien de la moitié de la somme convenue et qu'il me la remettra à la soirée. Nous convenons de nous retrouver chez les Aumas vers vingt et une heures. |
CONCERT EN PLEIN AIR
De retour à Jussy, c'est la grosse ambiance. Des voitures décapotables partout dans le parking, des flambeaux pour éclairer le jardin, des flots d'invités. Et de la musique qui sort par les portes et les fenêtres. Des baffles ont été disposés tout autour de la villa. Quelle ambiance ! Un gars avec des verres légèrement fumés, cheveux noirs, plaqués en ailes de corbeau, me tape sur l'épaule et avec un grand sourire me tend la main. Jean Jième ? Bonjour. Jean-Claude Pognant. Le gars est très sympa. On fait rapidement connaissance et on va s'isoler dans une petite pièce à l'abri des regards. Il me tend une liasse de billets en nouveaux francs. Je lui signe un reçu et au passage on attrape un verre.
Vers vingt-deux heures, l'ambiance est déjà fort détendue. Le champagne et l'alcool sont servis par des serveurs de manière ininterrompue. Ceci explique sans doute cela. La nuit tombe peu à peu. Mais on y voit encore très bien. Les Shakespeares montent sur le podium. Quelques spots de couleurs s'allument. Les invités se pressent devant la scène. Visiblement, ils sont impressionnés par la prestance des garçons. Il faut dire que dans leurs beaux habits brodés, ils ont de la gueule. Sox a choisi une magnifique redingote bleue. Martin a revêtu un superbe costume blanc tandis que Georgie crée le contraste avec un velvet noir. Quant à Alan, il arbore une somptueuse chemise en satin rose. Où ont-ils trouvé tout ça ?
|
Jean-Claude Pognant et Gene Vincent -Paris |
Leur premier passage connaît un beau succès. Les invités dansent avec frénésie et applaudissent à la fin de chaque morceau. C'est la première fois que je vois le groupe sur scène avec Georgie Wood et je suis impressionné. Le talent du jeune guitariste n'échappe à personne. Ses solos sont des moments de pur bonheur. Sa guitare se fait plaintive, langoureuse, puis gémit et pleure. Chacune de ses interventions est chaleureusement ponctuée de cris d'enthousiasme de la part d'un public conquis.
Jean-Claude Pognant lève le pouce plusieurs fois avec une mine qui en dit long sur ce qu'il pense. A la fin du show, je lui demande de quel groupe il s'occupe ? Il m'évoque le nom d'un groupe local, que je ne connais évidemment pas, et sur lequel il fonde de solides espoirs. Ni Jean-Claude ni moi, ne pouvons savoir, à cet instant, que le destin décidera plus tard d'accorder un statut de vedette à son groupe jusqu'ici inconnu. Son nom : Ange. Il deviendra le numéro un des groupes français.
Ange
Après le show, dans la nuit noire, le roadie a repris sa camionnette pour une longue et pénible route de retour sur la Belgique.
|
Quant à nous : une heure à peine, pour prendre une douche rapide à l'hôtel. Puis, à regret, un tout aussi pénible voyage dans les brûmes de l'aube.
La camionnette connut des problèmes mécaniques graves : les freins lâchèrent. Ce qui fait que le malheureux conducteur prit des risques considérables, voire insensés à la fois pour arriver à l'heure du prochain show et pour éviter l'accident.
Lorsqu'exténués de fatigue, nous sommes enfin arrivés dans la localité où avait lieu le concert, Chris et Johnny nous attendaient à l'extérieur. Furieux et inquiets de ne pas voir de camion ! Nous étions tous dans nos petits souliers. Il fallut bien leur expliquer que nous arrivions de Suisse et que n'avions pas la plus petite idée d'où pouvait se trouver le van. Finalement, une demi heure avant le show, le suspense prit fin avec l'arrivée du matériel. Inutile de dire que la toute dernière prestation des Shakespeares avec l'ancienne équipe ne fut pas d'un grand niveau.
Quelques jours plus, je prenais ma plume et j'écrivais à la famille Aumas.
Les Shakespeares, que je représente, m'ont demandé de vous transmettre leurs témoignages d'amitié et leurs remerciements pour l'accueil chaleureux que vous leur avez réservé. Ils se plaignent déjà de leur trop rapide passage en votre maison et en votre merveilleuse contrée de soleil et de quiétude. Dans leur planning de tournées futures, nous allons, en effet, réserver une place à la Suisse, que nous négligions par erreur. En ce moment, le groupe, à peine remis des fatigues du voyage, a repris ses répétitions pour l'enregistrement de son prochain disque. En espérant qu'un jour prochain, pourra à nouveau nous remettre en contact, je vous prie ...
Nous ne pouvions pas nous douter que, quelques mois plus tard, cette famille nous sortirait d'un bien mauvais pas pour ne pas dire d'une sacrée déroute.
|
MICK CARTER ARRIVE À LA RESCOUSSE
Il n'a pas fallu plus de deux semaines pour se rendre compte que Randy n'était pas à heureux au sein du groupe. Il ne parvenait pas à y trouver sa place. En dehors des répétitions, il restait dans son coin à ne rien dire Il paraissait ailleurs. En réalité, Randy avait le blues de sa campagne et de son village de Flandres. On lui a vite rendu sa liberté.
Restait à repartir à la chasse au batteur... anglais de préférence ! Alors que je me creusais la tête et prenais des contacts tous azimuts, je reçois un coup de fil d'une jeune française, vivant à Paris et répondant au nom de Christine. Elle me demande tout bonnement si les Shakespeares ne cherchent pas un batteur !
|
Je crois tomber des nues ! Une telle proposition à un tel moment ! Mais le comble c'est qu'elle me précise qu'il s'agit de son petit ami, Mick, qu'il est anglais et qu'il a été le batteur de Michel Polnareff pour une tournée dans toute la France. Mais suite aux événements de mai 68, celle-ci a été interrompue, sine die. Il est donc désormais disponible.
Elle ajoute que le style de musique des Shakespeares correspond parfaitement au feeling de Mick. En effet, ce dernier a entendu Burning my fingers et Something to believe in sur les ondes françaises dans l'émission de José Arthur et à fortement apprécié. Décidément ! |
Je suis très tenté de le faire venir immédiatement à Bruxelles mais je préfère en parler au préalable avec les musiciens. En effet, pour eux, Michel Polnareff ne représente pas grand chose. Ils se méfient des batteurs qui accompagnent des chanteurs français. Je leur fais pourtant remarquer que Polnareff n'est pas n'importe qui. De fait, après avoir écouté un de ses albums, ils changent d'avis.
Ce qui va tout accélérer c'est que les Shakespeares ont à nouveau rendez-vous avec les studios d'enregistrement. Selon le contrat signé avec RCA, le groupe leur doit encore deux singles. Comme c'était souvent le cas à l'époque, les producteurs leur demandent de composer une face rapide et une lente. Pour la partie rock, ce sera How does she look et Treasure of a woman's love en face B.
|
Je décide de ne plus perdre de temps. Je passe un coup de fil à Paris et demande à parler à Mick, qui se débrouille très bien en français. Je lui propose de venir à Bruxelles pour passer une audition de principe. Mick arrive à Bruxelles-midi, chargé comme un mulet. Il a emporté avec lui sa batterie Ludwig.
Sa compagne, Christine, fait également partie du voyage. Dès notre rencontre, je suis agréablement surpris. Mick Carter est plutôt beau garçon, sympa, jovial, très cool. Il porte une veste d'indien aux longues franges (qu'il ne quitte jamais). J'embarque le couple et le matériel dans la bagnole et nous voilà partis pour la salle de répétition du Café Les Artisans. Après les présentations, je m'éclipse et les laisse entre eux. J'attends leur verdict.
|
Chris Stone, Martin Pigott, Mick Carter, Alan Escombe,
Georgie Wood (photo J.Jième)
Le soir même, j'apprends que Mick Carter a fait l'unanimité autour de lui. Il convient parfaitement pour le job. Dès ce jour, il devient le cinquième membre officiel des Shakespeares. Mick déménage de Paris, laisse une petite amie un peu désemparée et vient s'installer dans leur appartement.
Désormais, les répétitions reprennent de plus belle, dans la joie et la bonne humeur. Le groupe semble avoir retrouvé tout son punch et toute sa créativité. L'équipe n'a jamais été aussi soudée.
RCA les attend dans quelques jours au studio. Nous voilà tous repartis pour une nouvelle aventure discographique. |
Retour chapitre 1
Retour chapitre 2
Vers chapitre 4
Vers chapitre 5
|