TALKING HEADS EN BELGIQUE - 1978

CONCERTS :
Jeudi 5 mai : Auditorium Janson – Bxl - avec les RAMONES.
9 juillet 1978 : Festival Torhout-Werchter
TORHOUT WERCHTER
Paru dans Télémoustique N° 2747
Un article signé Gilles Verlant
Au début, ils ont surpris. Des jeunes gens bien, genre universitaires, propres et polis. Un chanteur hyper-tendu, une voix aiguë, des accords secs et fragiles à la guitare. Une rythmique proprement irrésistible, assurée par une frêle bassiste et un petit batteur musclé.
Cela, c'était en mai 77. Talking Heads jouait en première partie des Ramones au Janson, à Bruxelles. Vingt-cinq personnes connaissaient alors leur premier single « Love Goes To Building on Fire ». Vingt-cinq fans. A la fin du concert, huit cents personnes, conquises, en voulaient plus.
Dix-sept mois plus tard, le groupe trône au sommet du « Hot-Top » de Télémoustique, avec leur deuxième et inoubliable LP « More Songs About Buildings and Food ». Tranquillement, sans aucune opération publicitaire tapageuse, en appliquant à la lettre leur propre philosophie, Talking Heads s'est imposé comme une des forces à la tête de l'évolution musicale présentement amorcée et qui risque, dans les mois et les années à venir, de changer la face du rock'n'roll
Qui sont-ils ?
En octobre 73, dans une école de design de Rhode Island, David Byrne fonde avec Chris Frantz un groupe dont le nom trahit bien les préoccupations, les ARTISTICS.
Avant cela, David jouait dans un duo simili-folk (avec un accordéoniste) et Chris dans un groupe de bal, les Beans. Ils se sont découvert des intérêts communs, en particulier l'art minimaliste, la vidéo, le design... et certains groupes comme le Velvet Underground, Question Mark and The Mysterians ou les Kinks.
A leurs débuts, les Artistics ne jouent que des reprises : « 96 Tears » (Question Mark), « I Can't Control Myself » (Troggs) et des morceaux de Smokey Robinson. Suivant l'aveu même de David, les Artistics étaient effroyablement mauvais et bruyants. Mais cela ne les empêche pas de se faire quelques fans, dont une jeune fille minuscule et très jolie, Martina Weymouth.
En janvier 75, le grand pas est franchi. Chris, David et Tina décident de déménager à New York, où ils commencent à répéter sous un nom obscur et déroutant : Talking Heads. Les têtes parlantes. En fait, c'est un terme de métier employé dans les stations de TV aux Etats-Unis pour qualifier un certain type de présentateurs télé, ceux dont on ne voit jamais que le haut du corps, et dont le rôle, limité mais essentiel, consiste la plupart du temps à donner en un minimum de temps un résumé du « journal parlé » ou un communiqué quelconque.
Ce type de « flash » peut durer plusieurs minutes, ce qui nécessite de la part du speaker un talent particulier : accrocher l'attention de l'auditeur par les seules expressions de son visage et par les intonations de sa voix.
Il y a un peu de cela dans le concept du groupe : avec une image limitée au strict minimum, en n'utilisant aucun « truc » pour capter votre esprit, Talking Heads vous hypnotise et vous fascine : plus moyen de se libérer de leur emprise.
New York 75-76.
Après six mois de travail intensif, Tina maîtrise sa basse, et plusieurs chansons sont composées, dont « Psycho Killer » et « I'm Not In Love ». En juin 75, ils jouent au CBGB, le célèbre club new-yorkais, en première partie des Ramones.
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La presse (le « Village Voice » et le « N.Y. Times » en particulier) s'empare du groupe et voit déjà en lui un des groupes de l'avenir. Les Heads enregistrent des démos pour Matthew « King » Kaufman de Beserkley Records, sans aucune suite.
Au même moment, Patti Smith prend de l'ampleur, et Télévision (avec Richard Hel) jette les bases de la nouvelle scène intellectualo-rock new-yorkaise.
Quelque chose explose, Talking Heads fait la première partie d'un certain Bob Marley, et finalement, fin 76, ils sont signés par un label relativement peu connu, Sire. Mais ils ne sont toujours que trois.
De Tommy Ramone à Brian Eno.
En février 77, au moment de la sortie de leur premier simple, produit par Tommy Erdeyli (alias T. Ramone), Jerry Harrison vient compléter le line-up du groupe. Son passé est plutôt prestigieux : de 72 à 74, il fut un Modern Lover pour Jonathan Richman (il joue sur « The Modern Lovers », leur premier album, et sur les bandes enregistrées avec John Cale en 72 et Kim Fowley en 73), puis un membre du groupe d'Elliott Murphy (période « Nighlights ») en 75.
Dès 77, c'est une tête parlante à part entière.
En avril 77, une première tournée les mène en Europe, où l'accueil est unanimement favorable. Deux nouveaux singles apparaissent, « Uh-Oh Love Comes To Town » en septembre 77, précédant l'album de quinze jours, et « Psycho Killer », trois mois plus tard.
Quant à l'album, « Talking Heads 77 », c'est une révélation. Le journal américain « Rolling Stone » déclare T.H. « groupe le plus prometteur », « Psycho Killer » devient un hit et surtout, à Londres, un jeune homme chauve tombe amoureux de l'album. Il s'agit de Brian Eno.
Après les avoir vus « live » en janvier 78, il va les trouver « backstage ». C'est vite décidé, cela ne pouvait pas être autrement : Eno deviendra leur producteur. Au passage, il leur dédie aussi une chanson : « King's Lead Hat » (anagramme de T.H.), sur « Before and After Science ».
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David Byrne
Avant-garde, intellectuels ?
Indubitablement, Talking Heads fait partie de l'avant-garde du rock actuel. Leur musique est expérimentale dans le sens qu'elle est totalement nouvelle. En effet, il est impossible de cerner leurs influences de façon précise. C'est un groupe funky, mais la rythmique syncopée les a rapprochés de la New Wave. C'est un groupe dansant, mais les paroles de David Byrne sont une petite merveille de complexité, souvent métaphoriques, toujours réfléchies, tournées et retournées.
J'ai déjà eu l'occasion de le dire, T.H. exerce une fascination unique, par le fait que son impact est multiple : il agit au niveau de votre ventre, de votre esprit, de vos yeux, de votre cœur, de vos jambes.
Expérimental, T.H. l'est au même titre que Brian Eno. C'est pour cette raison qu'en studio, Brain One a pu fonctionner comme un cinquième membre du groupe, tentant à tout moment d'approfondir leurs recherches, grâce aux « stratégies obliques » et à la parfaite liberté d'inspiration qu'ils ont mise au point.
Tout cela transparaît dans « More Songs about Buildings and Food». Eno a mixé les instruments de façon à ce que la rythmique soit hyperprésente, comme une monstrueuse pulsation d'acier sur laquelle se brodent les claviers de Jerry Harrison et de Eno, la guitare excitée et la voix psychotique de David Byrne. Le résultat est magique : un son épais, infiniment plus riche que « 77 ».
Eno semble avoir agi comme un révélateur sur le groupe, et inversement.
En effet, Brian est extrêmement satisfait de leur collaboration. Il ne tient pas du tout à ce qu'elle s'arrête là, c'est pourquoi Chris Frantz et David Byrne seront ses invités sur son prochain album solo (en compagnie d'Ernie Brooks, un autre ex-Modern Lovers).
Un nouveau style d'écriture.
Musicalement, comme au niveau de l'écriture des textes, Talking Heads semble avoir mis au point une technique tout à fait particulière. Une sorte de double mouvement, qui les mène continuellement de l'ensemble au détail et du détail à l'ensemble, de l'infiniment grand à l'infiniment petit.
C'est particulièrement sensible dans un morceau comme « Found a Job », bâti comme une petite symphonie et revenant continuellement à cet infernal rift incessant de Byrne. Mais c'est surtout au niveau des textes que cela crève aux yeux :
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« Je vois les nuages qui se meuvent dans le ciel
Je vois le vent qui pousse les nuages au loin
Je vois les nuages au-dessus du building
Je choisis le building dans lequel le veux vivre
Je sens les sapins et les fruits dans la forêt
Je vois les pommes de pin qui tombent sur la route
C'est la route qui va vers le building, le building dans lequel je vais vivre. » « Dont worry about the government », T.H. 77.)
D'un air parfaitement léger et évident, Byrne effectue deux fois d'affilée des « zooms » : du grand (le ciel) au petit (le building) et du petit (la pomme de pin) au grand (le building). Cherchez dans d'autres chansons (« The Big Country » en particulier), c'est saisissant.
En dehors de ces exercices de style, David a aussi travaillé une écriture qui lui est personnelle. Partant de phrases totalement anodines (« I Want To Be With The Girls » ou « l'm writing about the book I read » et par une sorte d'autocritique continuelle, il semble ne jamais s'échapper de ce qu'il tente désespérément d'exprimer.
Cela donne des textes comme « Tentative decisions » ou « No compassion » parfaitement indécis, confus, timides, absurdes, égocentriques, cyniques (sans agressivité), embarrassés, glacés, sensibles, sensibles, sensibles.
En définitive, Talking Heads est le miroir le plus fidèle de la vie moderne. Des tentatives désespérées vers un idéal et des réponses freinées par un attachement viscéral au confort et à la nourriture (buildings and food, des remises en question continuelles qui n'apportent qu'une plus grande insécurité.
Tout cela n'est pas sérieux.
Avec toutes ces préoccupations, cette inventivité musicale, ces recherches stylistiques, Talking Heads parvient aussi à être un groupe joyeux, excitant et souriant. Leurs morceaux, souvent sautillants et très rythmés, accrochent d'abord pour ces raisons purement physiques. Ce n'est qu'après, en pénétrant leur musique, que l'on découvre leur infinie richesse. Essayez.
Gilles VERLANT.
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9 JUILLET 1978 - TORHOUT-WERCHTER
TALKING HEADS connurent le plus grand triomphe du festival. C'est à la fois mérité et surprenant, car, à première vue, la musique de Talking Heads est sans doute un peu ésotérique pour un festival et les membres du groupe sont peut-être un peu froids, mais le public a imprévisiblement réagi d'une manière plus que favorable.
Ils ont interprété en tout huit chansons de leur premier albums « 77» et sept de leur tout nouveau « More Songs About Buildings And Food ».
David Byrne était dans une forme incroyable, remerciant le public en chantonnant au micro et faisant le fou sur scène.
Lorsque Talking Heads a obtenu un deuxième rappel délirant, on a même vu la bassiste Tina Weymouth sourire !
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David Byrne et Tina Weymouth © M.Spinoy
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